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ARCHIVES OPERAS

L'AIGLON
de Honegger et Ibert (1937)
avril 2013

 

honegger

Arthur Honegger est né au Havre le 10 mars 1892 et mort à Paris le 27 novembre 1955, mais a conservé toute sa vie la nationalité suisse. En 1911, deux ans après s'être inscrit au Conservatoire de Zurich, Honegger le quitte pour le Conservatoire de Paris, dans lequel il étudie le violon et rencontre Darius Milhaud et Jacques Ibert. En 1918, il quitte le Conservatoire en ayant déjà composé des mélodies, son premier quatuor et un poème symphonique, Le Chant de Nigamon. Très attaché au renouveau du répertoire, il est influencé par Igor Stravinski, sur lequel il écrit un essai en 1939. Compositeur prolifique et désireux d'illustrer la transformation de la société, notamment par la technique ou le sport, Honegger écrit pour le théâtre, la radio et le cinéma aussi bien que pour la salle de concert : ballets, chansons, concertos, musique de chambre, musiques de films, opéras, oratorios, symphonies. En 1921, il connaît le succès avec le Roi David, pièce de René Morax, qu'il transforme en oratorio en 1924. Son œuvre la plus célèbre, créée en 1923, est Pacific 231, premier de trois mouvements symphoniques et dédiée à la locomotive à vapeur éponyme. Les deux autres mouvements du triptyque s'intitulent Rugby et Mouvement symphonique n° 3. Durant l'Occupation, refusant de quitter Paris, il réagit à la dégradation de la situation internationale en écrivant ses Trois Poèmes de Claudel, les Trois Psaumes et sa Symphonie n° 2 pour orchestre à cordes et trompette ad libitum. Composée en 1941, ses mouvements évoquent la mort, le deuil puis la libération. Sa Symphonie n° 3, intitulée liturgique, son oratorio Jeanne d'Arc au bûcher (1938) - d'après un texte de Paul Claudel - et son dramatique Roi David (1921) - initialement destiné au théâtre et transformé en oratorio en 1924 - soulignent la religiosité de ce compositeur protestant. Parmi ses œuvres qui ont le plus compté pour lui, il citait aussi Antigone (1926). En 1953, il devient membre de l'Académie et est nommé Grand Officier de la Légion d'honneur l'année suivante. Outre la composition, il a été critique musical et professeur à l'École Normale de Musique de Paris. Il est également l'un des membres du groupe des Six, avec Georges Auric, Louis Durey, Darius Milhaud, Francis Poulenc et Germaine Tailleferre. Outre les Six, il a fréquenté Paul Claudel, Jean Cocteau, Max Jacob, Pierre Louÿs, Pablo Picasso, Erik Satie et Paul Valéry, dont certains lui ont fourni des sujets pour ses œuvres. Toute sa vie, Honegger a été marqué par la double influence germanique (Ludwig van Beethoven, Jean-Sébastien Bach, Max Reger) et française (Claude Debussy, Florent Schmitt). On ne peut pas lui attribuer un style ou une école, lui-même rejetant les systèmes de classification trop stricts. La diversité de sa musique reflète la volonté de faire de la musique un moyen de communication.

Né le 15 août 1890, 4 Cité d'Hauteville à Paris dans le dixième arrondissement, Jacques Ibert est le fils d'Antoine, d'origine normande, commissionnaire en marchandises, et de Marguerite Lartigue. Sa mère, excellente musicienne, voulut qu'il devint musicien à son tour et dès l'âge de 4 ans elle commença à lui enseigner la musique: " Elle avait souffert de ce que son père, haut fonctionnaire des Finances, ait jugé peu respectable pour l'une de ses filles de faire une carrière professionnelle.Cet amour de ma mère pour la musique, elle le reporta sur moi, son fils unique."

jacques ibert

Il fait toutes ses études à Paris, au Collège Rollin (actuel lycée Jacques-Decoeur où la chapelle contient un orgue Suret de 1893) et prend des leçons de piano avec Marie Dhéré, également professeur de sa future épouse Rosette Veber (1893-1987), sculpteur de grand talent et fille du peintre impressionniste Jean Veber, qui lui donnera deux enfants. Après un court séjour dans l'entreprise familiale, il entre au Conservatoire de Paris en 1910. Engagé volontaire pendant la Grande Guerre, il fut notamment officier de marine à Dunkerque en 1917 et 1918. C'est à cette époque qu'il compose ses Pièces pour orgue. Au retour de la guerre, il se remet à la musique et remporte le Premier Grand Prix de Rome (1919) avec sa cantate Le Poète et la fée. Durant son séjour dans la ville éternelle qui s'ensuit il compose la suite symphonique Escales, en souvenir d'une croisière en Méditerranée effectuée durant la guerre. Le 1er février 1937, il est nommé directeur de la Villa Médicis à Rome mais devra interrompre ses fonctions trois ans plus tard pour les reprendre le 21 octobre 1944 jusqu'à 1960. Il verra ainsi défiler de prestigieux pensionnaires tels que Henri Dutilleux (1938) ou Pierre-Petit (1946). En 1955 il devient directeur de l'Opéra de Paris et l'année suivante est élu à l'Académie des beaux-arts. Le 5 février 1962, à Paris, il s'éteint à l'âge de 71 ans.

L'œuvre de Jacques Ibert est abondante et échappe à toute définition. Il déclarait lui-même: " Pour moi, pas de système. Tous les systèmes sont bons, pourvu qu'on y mette de la musique." Cependant, cette maxime ne laisse pas la porte ouverte à n'importe quoi: il n'aime pas le dodécaphonisme, la musique sérielle ou encore la musique concrète car " l'imagination est pour l'artiste le premier de tous les dons; c'est une force, à condition de la contrôler par le bon sens. "C'est un des musiciens les plus accomplis de sa génération, représentant d'une certaine tradition dans la musique française. Sa position esthétique, elle se définit en partie par ce mot de lui: "Ce qui compte en art est plus ce qui émeut que ce qui surprend. L'émotion ne s'imite pas: elle a le temps pour elle. La surprise se limite : elle n'est qu'un effet passager de la mode." C'est un travailleur qui va son chemin tout droit et ne se soucie guère du qu'en-dira-t-on. Il ne cherche pas le succès, et encore moins le scandale. Il crée, il œuvre sans cesse et l'on retrouve à travers sa musique évocations dramatiques, thèmes expressifs, développements subtiles, style raffiné, et également fantaisie spirituelle, sûreté du goût, richesse de l'orchestration. Il aime aussi bien les anciens comme Mozart, Scarlatti, Couperin ou encore Rameau que les modernes tels Debussy, Ravel, Stravinski et Roussel. C'est au Conservatoire qu'il se lie avec Honegger avec lequel il restera toujours très lié, étant notamment le parrain de sa fille Pascale. Musicien complet, Jacques Ibert, à l'instar de ses contemporains trop souvent à la recherche d'une identité perdue, a toujours conservé cette spécificité à l'abri de la mode et des querelles de clochers qui lui a permis de composer une musique élégante, sobre et pleine de maturité. 
"De tous nos compositeurs, Jacques Ibert est certainement le plus authentiquement français. Il est aussi le chef incontesté de notre école contemporaine... L'art de Jacques Ibert échappe à l'épreuve du temps car il est, avant toute chose, essentiellement classique de forme. Mais quelle imagination dans l'ordre, quelle fantaisie dans l'équilibre, quelle sensibilité dans la pudeur..." (Henri Dutilleux, Jeunesses Musicales de France, 15 février 1945).

jacques ibert

L'œuvre de Rostand

edmond rostand

Fils de l'économiste Eugène Rostand, Edmond Rostand, né le 1er avril 1868 à Marseille, fait des études de droit à Paris avant de se consacrer à l'écriture. Il écrit, d'abord sans succès, des poèmes puis une comédie en vers, Les Romanesques. Ses pièces en vers, La Princesse lointaine et La Samaritaine, écrites pour l'actrice Sarah Bernhardt, ont connu un certain succès. Mais, si Edmond Rostand est encore lu aujourd'hui c'est grâce à la gloire qu'a rencontrée sa pièce en cinq actes, Cyrano de Bergerac. L'Aiglon reçoit quelques années plus tard un succès analogue. Rentré à l'âge de 33 ans à l'Académie française, il meurt de la grippe espagnole en 1918.

villa arnaga

Edmond Rostand n'est pas seulement l'auteur de Cyrano de Bergerac, le plus grand triomphe du théâtre français, dont les spectateurs du monde entier ne se lassent pas depuis un siècle. Il est aussi le romanesque châtelain d'Arnaga, cette fabuleuse demeure du Pays basque, le chantre du Midi et de la Gascogne, l'héritier de Victor Hugo et des grands romantiques, comme celui des trouvères du Moyen Âge, le poète de l'Aiglon, du Christ (la Samaritaine), de cette Princesse lointaine dont chacun rêve, l'extraordinaire jongleur de mots de Chantecler, et aussi le champion de toutes les causes justes...

Edmond Rostand explique ainsi L'Aiglon: «Je raconte les deux dernières années de sa vie, de sa vie triste et courte – telle une rose qui s'effeuille avant d'être épanouie… Mon premier acte se passe en 1830 aux eaux de Baden. Je n'ai rien ajouté… Pas d'amour dans mon drame. Des femmes l'aiment. Lui s'absorbe dans une idée plus haute, une idée trop lourde, comme une couronne de géant pour une tête d'éphèbe. Et puis j'ai montré le mélange et la lutte – en lui-même – du sang des Bonaparte et du sang des Habsbourg… Sarah est extraordinaire, vous verrez».

sarah bernhardt sans l'aiglon

Vienne, Schönbrunn, Metternich, un empire qui se croyait éternel malgré l'ombre de Napoléon qui pèse encore sur l'Europe à travers un jeune homme irrésistible de charme, de fragilité et de mélancolie, une sorte d'Hamlet androgyne qui a été le grand rôle de Sarah Bernhardt et qui était le duc de Reichstadt, le fils de l'Ogre et de l'Aigle : le roi de Rome, l'Aiglon. Les ailes de l'Aiglon naissent, s'ouvrent, palpitent au souvenir de tant de puissance et de gloire, tels que les évoque devant lui Séraphin Flambeau, le grognard légendaire de la Grande Armée. Mais l'histoire n'aime pas les redites et les ailes meurtries vont bientôt se fermer. Le roi de Rome mourra comme il a vécu, en prince autrichien, la pièce se terminant sur la réplique fameuse de Metternich (qui a eu tout de même un peu peur) : " Vous lui remettrez son uniforme blanc."

L'opéra de Honegger et Ibert

pascale honegger et son papa

En 1936, le producteur et metteur et scène, Raoul Gunsburg, en se rappelant du triomphe remporté par Sarah Bernhardt dans la pièce d'Edmond Rostand, eut l'idée d'une version lyrique de L'Aiglon, avec une musique «facile pour tous». Curieuse figure de mégalomane que Gunsburg, ivre de théâtre, intéressante par ses enthousiasmes et sa munificence, il se dit sûr du succès (Marcel Delannoy, Honegger). L'idée était de monter cette future œuvre à l'Opéra de Monte-Carlo, en en confiant la création à des grands noms de la scène littéraire et musicale parisienne de l'époque. C'est ainsi que Gunsburg contacta Henri Caïn, librettiste et poète de renom, fidèle collaborateur de Massenet, et lui confia la tâche de ramener à cinq actes la pièce de Rostand, l'acte III de Rostand étant supprimé. C'est aussi Caïn qui, semble-t-il, réussit à vaincre la réticence initiale d'Honegger à l'égard de ce projet. Il lui écrivit ainsi « votre génie pour les notes et ma fantaisie feront revivre de manière contemporaine une histoire qui ramènera les Français à leurs vraies origines ». En effet, Honegger résistait depuis des années à cette alléchante proposition. Il pensait que les vers de Rostand comportaient déjà une musique presque trop sonore et que l'on risquait d'alourdir par d'inutiles symphonies. C'est Honegger lui-même qui demanda à Jacques Ibert de le seconder dans cette tâche immense. Honegger et Ibert se sont ici clairement partagé le travail, avec les actes I et V confiés à la délicatesse diaphane de Jacques Ibert, les actes II et IV, d'affrontement, réalisés par Arthur Honegger. Le brillant bal de l'acte III est le fruit d'une collaboration plus croisée mais la grande chaîne de valses est de la plume de Jacques Ibert.

L'Aiglon sera représenté pour la première fois à Monte-Carlo le 11 mars 1937, avec Fanny Heldy et Vanni Marcoux, remportant un très vif succès. L'œuvre sera ensuite montée à Paris, avec toujours un égal succès. Elle pâtira ensuite de l'interdiction allemande de la présenter pendant l'Occupation.

Résumé

Acte I : En Autriche, en 1831. L'Aiglon vit dans une prison dorée auprès de la cour de son grand-père maternel. Lors d'une fête à Schönbrunn, en présence de Metternich et de Frédéric de Gentz, le Duc de Reichstadt apprend que la Révolution a éclaté à Paris.

 

haut de page

Marmont et Flambeau, vétérans de l'épopée napoléonienne, exhortent l'Aiglon à rentrer dans la patrie paternelle pour prendre la tête de la révolution. Le Duc demeure indécis. S'il accepte ce projet, il transmettra un signal à Flambeau.

Acte II
 : Comme convenu avec Flambeau, le Duc dépose sur une carte d'Europe, pour marquer son accord, un des «petits chapeaux » de son père. Flambeau reconnaît le message mais Metternich, qui survient, douche l'enthousiasme du jeune Duc, qui se dit poussé par le sang paternel vers des entreprises glorieuse, en lui refusant toute ressemblance avec son illustre père.

Acte III : Au cours d'un bal masqué à Schönbrunn, l'Aiglon déclare sa flamme à Thérèse de Lorget, patriotique lectrice de français à la Cour. Fanny Elssler révèle le stratagème mis au point pour la fuite de l'Aiglon. La Comtesse de Camerata, cousine du Duc, échangera son manteau avec celui de l'Aiglon, attirant ainsi le regard des sentinelles. Pendant ce temps, le Duc pourra se diriger discrètement vers Wagram.

Acte IV : Dans la plaine où eut lieu la victoire historique de Napoléon, les conjurés se sont donnés rendez-vous. Alors qu'ils encensent et glorifient la France, ils sont surpris et arrêtés par la police. Flambeau préfère la mort à la prison. Agonisant, il évoque la grande bataille napoléonienne. Quant au Duc, dans l'aube blêmissante, il s'imagine parcourir le champ de bataille des 5 et 6 juillet 1809. Son hallucination confine au délire.

Acte V : Schönbrunn 1832. L'Aiglon est gravement malade. La phtisie qui le mine depuis des années est en train de l'emporter. Thérèse de Lorget se précipite à son chevet. Le rideau tombe sur la mort du Duc et sur les chansons patriotiques françaises entonnées par Thèrèse.

avant de mourir...Avant de mourir, le Duc de Reichstadt se fait lire son acte de baptême

Voici un extrait du remarquable acte IV où l'Aiglon se voit déjà régner à Paris.

LE DUC
Régner...!
Régner! -- C'est dans ton vent, dont le parfum de gloire
Commence à me rapatrier
Qu'au moment de partir je devais venir boire
Wagram, le coup de l'étrier!
Régner! Qu'on va pouvoir servir de grandes causes
Et se dévouer à présent!
Reconstruire, apaiser, faire de belles choses!
Ah! Prokesch, que c'est amusant!
Prokesch, tous ces vieux rois dont les âmes sont sourdes,
Oh! comme ils doivent s'ennuyer!
J'ai les larmes aux yeux. Je me sens les mains lourdes
Des grâces que je vais signer!
Peuple qui de ton sang écrivis la Légende,
Voici le fils de l'Empereur!
Oh! toute cette gloire, il faut qu'il te la rende.
Et qu'il te la rende en bonheur!
Peuple, on m'a trop menti pour que je sache feindre!
J'ai trop souffert pour t'oublier!
Liberté, Liberté, tu n'auras rien à craindre
D'un prince qui fut prisonnier!
La guerre, désormais, ce n'est plus la conquête,
Mais c'est le droit que l'on défend!
(Ah ! Je, vois une mère, au-dessus de sa tête
Elever vers moi son enfant!)
D'autres noms, désormais, je veux qu'on s'émerveille
Que Wagram et que Rovigo
Mon père aurait voulu faire prince Corneille
Je ferai duc Victor Hugo!
Je ferai... je ferai... je veux faire... je rêve...
Il va et vient, s'enivrant, s'enfiévrant; on s'écarte avec respect.
Ah ! je vais régner! J'ai vingt ans!
Une aile de jeunesse et d'amour me soulève!
Ma Capitale, tu m'attends!
Soleil sur les drapeaux! multitudes grisées!
O retour, retour triomphal!
Parfum des marronniers de ces Champs-Elysées
Que je vais descendre à cheval!
Il m'acclamera donc, ce grand Paris farouche!
Tous les fusils seront fleuris!
On doit croire embrasser la France sur la bouche
Lorsqu'on est aimé de Paris!
Paris! j'entends déjà tes cloches!

Marcel Delannoy évoque la création de L'Aiglon

première de l'aiglon à monte-carlo

«Les propositions de Raoul Gunsburg trouvent l'auteur d'Amphion un peu réticent. Il pense que les vers de Rostand comportent déjà une musique presque trop sonore, et qu'on risque d'alourdir par d'inutiles symphonies. Et puis, entrer dans le jeu du grand Opéra traditionnel, n'est-ce point renier tant de chers efforts? Mais Gunsburg paie bien… D'autres part, on l'a vu, depuis mai 1936, Honegger est sorti pour de bon de sa tour d'ivoire. Il ne se résigne plus, comme aux temps orgueilleux, prométhéens, d'Antigone, à écrire des œuvres aussi vastes «pour quelques-uns seulement qui désirent et cherchent quelque chose de semblable». Jusque-là, il a relevé tous les défis. Un de plus. Après tout, il ne serait pas fâché de prouver à soi-même et aux autres qu'il est capable de relever celui-là aussi. Cependant, devant l'énormité de la tâche à accomplir en quelques mois, il prend le parti d'aller trouver Jacques Ibert et le décide à se joindre à lui pour tenter l'aventure. Voilà bientôt les deux amis ployant sous le poids des alexandrins retouchés par Gunsburg et que le courrier de Monaco commence à leur apporter régulièrement. Heureusement, Henri Caïn vient bientôt à leur secours en transformant au fur et à mesure les alexandrins en vers octosyllabiques. Raoul Gunsburg s'apercevant de la métamorphose, réagit violemment. Cela commence vraiment très mal: le crâne prématurément chauve d'Ibert rougit de surmenage et de colère mélangés. Honegger prend les choses avec philosophie. Ce commentaire symphonique dramatique sur lequel on pique juste un récitatif ne lui donne pas plus de mal à écrire qu'une musique d'écran. Il n'a qu'à écouter l'appel de ce qui est peut-être sa vocation secrète, ou mieux l'un de ses démons. C'est le petit prodige de Sigismond et Esmaralda qui, nanti maintenant d'un sûr «métier», ayant rongé son frein vingt-cinq années durant, prend enfin sa revanche. Donc, laissons courir notre plume. Veillons seulement à ne pas briser le rythme d'une action parfaitement menée par Edmond Rostand, à ne pas étouffer le récit sous un orchestre trop dense. Car, si la pente facile, pour Ibert, s'appelle Debussy et Ravel, pour le compositeur du Dit des Jeux du Monde, elle s'appelle Wagner. L'élégance d'écriture du premier, sa transparence, est aisément identifiable dans l'acte I, dans le cinquième tableau où les mélopées religieuses alternent avec le folklore français et dans la jolie valse romantique, très applaudie, réglée par Serge Lifar. La manière d'Honegger se retrouve dans un tableau à grand effet : La bataille de Wagram, où le Chant du Départ (chœurs) se combine à la Marseillaise (orchestre). Notons également l'acte du grenadier Flambeau et la non moins fameuse scène de la glace : il les réalisera au cours d'un de ces voyages incessants qui n'interrompent en rien son travail, dans une chambre d'hôtel, à Bayreuth, sous un énorme portrait d'Hitler. Ces pages en particulier, la vérité de la déclamation et l'habileté de son soutien, devaient assurer le succès de l'ouvrage à Monte-Carlo le 10 mai 1937 et, à l'Opéra, le 1er septembre de la même année : Fanny Heldyet Vanni Marcoux avaient su jouer en grands acteurs la pièce d'Edmond Rostand dont la musique renforçait encore les effets. Ainsi nos deux habiles praticiens avaient éludé la difficulté qui consiste à faire parfois jaillir les mélodies du texte lui-même, ce qui, finalement, fût passé pour une facilité tant les esprits sont faussés et toujours prêts, au théâtre, à faire bon marché de la qualité musicale proprement dite. Mais ils sont sortis victorieux de leur confrontation avec un certain « vérisme » sobre. Au minimum, la partition apparaissait comme assez adroite pour ne pas compromettre un succès de théâtre traditionnel: c'était là le tour de force !» (Marcel Delannoy, Honegger, Editions Pierre Horay, 1953).

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